Qu Qianmei ou La Musicienne de la Terre


Le prénom de Mme Qu Qianmei veut dire en chinois « belle fleur de prunier ». Dieu merci, cette artiste hors de commun, malgré une formation précoce où elle était initiée à la peinture chinoise traditionnelle, nous épargne de ces fleurs de prunier que l’on rencontre encore dans des boutiques touristiques devant des temples. Elle a décidé, une fois pour toutes, de laisser tomber toutes connotations faussement poétiques et aller vers l’essentiel. D’où ce pas décisif vers une abstraction au-delà de l’apparence. Néanmoins, sa démarche suscite notre attention par une double tentative : universelle et même temps enracinée dans une riche tradition culturelle qui la nourrit autrement que par des formes stéréotypées.
Ses oeuvres n’ont malheureusement pas encore reçu de la part de la critique une juste évaluation à sa hauteur, même si tous, ou presque, sont frappés d’emblée par sa force extraordinaire, ses techniques franches et efficaces, ainsi que son expressivité émouvante.
Ses oeuvres précédentes, nées d’un voyage au Tibet, révèlent une artiste soucieuse de spiritualité, à la recherche d’une Terre Pure, dont les tableaux seraient en quelque sorte des messages. Pourtant, peu de critiques se sont réellement penchés vers ces tourbillons de traits et de courbes, ces compositions d’une parfaite rigueur, pour y voir la source même de ces forces.
Ses oeuvres les plus récentes, que nous avons la chance de voir ici, nous disent plus. Le Tibet semble déjà loin, et pourtant, cette force y est toujours, avec ces tourbillons, ces courbes et ses traits qui se composent et recomposent d’une façon époustouflante, peut-être plus atténuée, plus équilibrée, mais toujours aussi entraînante, avec des poussées par-ci par-là qui surgissent d’une abîme dont on n’entrevoit même pas le fond.
En parcourant ces oeuvres, j’entends partout une musique. Certes, il y a encore ces chants que l’on entend souvent sur le haut plateau tibétain, dont la voix devient un trait d’union entre le ciel et la terre. Mais la plupart du temps, j’entends une musique qui semble raconter toute l’histoire de la terre. Cette terre d’abord géologique, ensuite humanisée et peut-être plus tard et depuis toujours, cosmologique.

L’art abstrait, depuis son origine, a un lien immédiat avec la musique. Les premiers tableaux de Kupka font explicitement référence à la musique, en lui empruntant son vocabulaire (Touches du piano; Amorpha, fugue à deux couleurs). Pourtant, les diverses visions suivantes sur l’art abstrait, notamment celles qui voient en lui un art « concret » ou une « réalité nouvelle », vont l’éloigner assez de cette source, en insistant sur des recherches formelles. Les grandes théories de signes vont renforcer cette idée pour amener l’art abstrait vers une recherche d’écritures énigmatiques et dépourvues d’utilité. C’est vrai que la première vraie théorie sur l’abstrait, à savoir celle de Worringer, distingue si nettement les notions d’Einfühlung et d’abstrait, en définissant ce dernier comme une incapacité de communion entre l’humain et le monde extérieur, que l’abstrait semble voué à une sorte d’intériorité close.
Depuis Zao Wou-ki, relayé par Chu Teh-Chun, les artistes chinois montent sur la scène artistique mondiale avec une aisance dans l’abstraction qui ne cesse d’attirer l’attention. Tout semble étayer ces artistes : une civilisation trois fois millénaire, un système de pensées de sagesse et de mysticisme, un art du trait qui a influencé les plus grands abstraits occidentaux dont Pierre Soulages, une grande tradition de poésie dont la rhétorique insaisissable fascine toujours... Une vraie lignée d’artistes chinois abstraits apparaît, avec un bel avenir qui, à tous points de vue, est en train de pallier un relatif oubli de l’art abstrait qui a déjà fêté son centenaire.
C’est que les artistes chnois les plus doués ont su mieux que les autres franchir ce seuil qui, dès l’origine de l’abstrait, a voulu le définir comme un système clos.
Roland Barthes, le plus grand sémiologue occidental, a échoué à pénétrer dans le système chinois. Lui pourtant véritable mélomane et admirable interprète voire exégète d’un Schumann. Pour nous, il est évident qu’une de ses incompréhensions vient du fait qu’il a voulu considérer la Chine, empire du signe d’une autre façon, comme un système clos, un système de geste comme au Japon, où les non-dits et les gestes sont dans un état d’auto-suffisance. Paradoxalement, il se peut que c’est en s’approchant de la photographie que Barthes touche quelque chose de similaire à l’art chinois. Si la musique est le seul système qui n’a besoin de référent donc n’est pas un système de signes, dépourvu d’une nécessité de décodage, la photo, avec un référent occupant toute les places, n’en reste pas moins un système dont le « contenu » ne cesse de s’échapper. Henri Michaux, en abordant le théâtre chinois, a finalement compris à peu près la même chose que celle découverte par Barthes au Japon, c’est-à-dire un système de geste et de signes dont les connotations constituent les vraies différences culturelles.
C’est là que la troisième voie, entre l’abstrait et le figuratif, esquissée par Gilles Deleuze dans sa Logique de la sensation, paraît d’une haute signification. Dans son dernier chapitre, le grand philosophe des Mille Plateaux a entrevu la possibilité d’un nouveau système d’hiéroglyphes, qui serait « figural » et non figuratif, ni abstrait.
Malheuresuement, Deleuze n’a pa eu le temps de développer ces idées. Pour nous, ces nouveaux hiéroglyphes constitueraient une véritable « prose du monde » pour emprunter un terme cher à Michel Foucault, ou un Chant de la Terre, pour rester avec les plus grands littéraires français. C’est dans un tel art, où la psychologie, le mimésis, et le lyrisme retrouvent leur place que l’art abstrait peut retrouver une source dans le monde extérieur, dépassant ce clivage inhérent à sa naissance, à savoir entre l’abstrait et l’Einfühlung. Les peintres abstraits seraient alors tous des poètes musiciens qui, à l’exemple d’un René Char, nous offrent des morceaux de « matières-émotions » qui nous parlent droit au coeur, tout en nous invitant à y ressentir la plus grande force de la nature. Le réel n’est plus à transcender, mais à vivre de toutes nos forces, jusqu’à ce que nous y demeurons une note qui aura peut-être la chance d’enrichir, de façon minime, l’immense partition de la nature.

Cette vision-là, il exige qu’un artiste y paie parfois par sa propre physique, voire sa propre vie. Ce n’est pas sans raison que dans l‘ancienne Chine, ce sont souvent des moines bouddhistes qui comprennent le mieux une telle « représentation du monde », où le monde apparaît non pas comme une scène, mais concentré, comme par le rétrécissement, à la manière d’un corps qui, en se séchant, se transforme en reliques indestructibles. Le monde apparaît sous la forme d’un morceau de bois, d’une feuille qui tombe. Voire par une onde. Dans cet instant qui résume un monde, qui englobe l’ensemble du temps, l’art devient cette porte entrouverte où l’on voit passer un Cheval Blanc qui symboliserait le temps. Et l’espace ne cesse de nous instruire sur les vrais secrets du temps, de ces irruptions de volcans comme de ces tourbillons de vagues qui par une concentration d’une extrême densité, nous entraîne hors d’un monde fade d’un temps dit mécanique, et réalise ces moments extatiques que l’on appelle souvent, par manque de vocabulaire, une sublimation.
Un tel art exige aussi une grande réceptivité. Et sans vouloir trop y insister, au risque d’être taxé du sexisme, l’on peut évoquer le fait que Mme Qu Qianmei soit une femme. La force qui circule dans sa peinture fait qu’elle ne semble pas à être faite par une femme, disent les critiques chinois issus d’une société habituée à voir les femmes faire des broderies et peindre des branches de prunier, - tout comme à un temps, les critiques littéraires français voyaient en Marguerite Yourcenar une femme-écrivain dôtée d’une écriture « mâle ». Cette réceptivité égale, à un certain degré, à un lyrisme retenu, où le sujet laisse chanter non son ego, mais les forces extérieures qui résident dans la nature. L’artiste devient une sorte de médium. Là aussi, les Orientaux, tout comme les Sud-américains, s’avèrent plus doués, nourris d’une longue tradition mystique ou magique.
Et la musicienne de la terre est en même temps la magicienne de la terre, pour reprendre un terme qui a fait date dans l’histoire de l’art contemporain grâce à une exposition légendaire. Que ce soit le Tibet qui ait été le lieu à réveiller en elle cette magie n’a rien d’anecdotique. Le bouddhisme tibétain, avec une demande de pratique rituelle beaucoup plus exigente que celui répandu chez les Chinois han, voue un plus grand respect pour la temporalité et pour la nature brute. Toutes les traces humaines semblent n’être là que pour témoigner de l’existence de quelque chose de sacré. C’est le cas d’un battant de porte, que les mains des pèlerins ont touché tant de fois qu’il concentre tous leurs souhaits et toute leur sueur. Ces choses on ne peut plus quotidiennes ont du coup cette valeur d’ex-votos et sont en même temps plus qu’eux, car ces derniers, souvent par un voeu de piété, ne sont plus accessibles aux païens, alors que les objets tibétains rejoignent le sacré par l’usage même dans le quotidien, voire par l’usure - preuve tangible du temps qui semble sculpter à sa façon et injecte une qualité qui n’existait pas avant dans la matière d’un objet. Si on dit que le bois « travaille », le temps, à son tour, travaille sur le bois, à travers une espèce de collectivité qui rejette l’idée de l’individualité ou de subjectivité pour laisser parler un message dépourvu d’incertitude ou de doute ou d’angoisse, que l’on peut pourtant interpréter chacun à sa manière. C’est cette nature, véritable temple, au sens baudelairien du terme, qui vient nourrir l’artiste qu’est Qu Qianmei et la stimule, la pousse à trouver une expression où le monde intérieur semble s’unir à celui d’extérieur, où la « nécessité intérieure » - terme cher à un autre fondateur de l’abstrait, Kandinsky – rejoint parfaitement le chant de la terre.
Car, pour remonter une dernière fois à la source de l’abstrait, si « la nature est un temple » comme dit Baudelaire, « l’homme – ou la femme, on peut ajouter - est la nature prenant conscience d’elle-même », dixit Kupka.

Texte rédigé directement en français par Dong Qiang, professeur à l’Université de Pékin, directeur du CRACF(Centre de recherches sur les arts chinois et français) .