Exposition de Qu Qianmei (瞿倩梅) à la Cathédrale de Rouen du 15 Mars au 27 avril 2008







Les 4 toiles de Qu Qianmei, réparties à la croisée des transepts, sur les piliers, ont accompagné la célébration de la Semaine Sainte dans la cathédrale. J’aimerais en guise de méditation regarder avec vous de nouveau ces toiles, maintenant que, au soir de la Résurrection, nous sommes passés avec le Christ. J’aimerais les regarder comme le voyageur qui vient de passer la rive et qui regarde celle qu’il vient de laisser. J’aimerais les regarder aussi comme ce qu’elles nous disent de l’avenir, de ce que nous allons maintenant célébrer et méditer pendant cinquante jours, la Résurrection du Christ à laquelle nous sommes associés par grâce. Sans doute faut-il habituer notre œil aux couleurs vives et sombres à la fois, au pinceau heurté pour ne pas dire à la violence du trait qui traduit le combat intérieur de la création artistique. Peut-être aussi faut-il briser nos résistances et notre classicisme rassurant pour accepter de nous laisser emporter par la profondeur de ces tableaux. L’expérience esthétique déroute nécessairement. Elle demande du temps pour observer, regarder, contempler. Enfin, peut-être faut-il regarder avec beaucoup de douceur et comme en retrait ce que l’artiste a voulu faire pour laisser l’œuvre parler.

Quatre toiles donc, quatre toiles pour exprimer ce que nous considérons comme le cœur de la foi chrétienne et de sa célébration. Quatre toiles accrochées, là sur les piliers, icônes contemporaines, vitraux abstraits, suspendus pour le visiteur, le touriste et le pèlerin.

La toile du Vendredi Saint (située lorsque l’on regarde l’autel à partir de la nef sur le pilier nord ou gauche si vous préférez), toile faite de rouge teinté de noir. Le sang versé du vendredi saint, sur le dallage sous les coups de fouet des soldats, le sang versé sur la via dolorosa, le sang jailli du côté du Christ sur la Croix. Les teintes sombres évoquent ces ténèbres qui s’abattent sur la terre au moment même de la mort du Bien-Aimé. L’obscurité vient de ces mouvements presque cycloniques du ciel et des nuages dont les volumes de peinture sur la toile sont comme la trace brusquée.

Arrive l’ombre du Samedi Saint (sur la toile qui est au-dessus de moi, à l’ambon) Cette toile porte un titre sous la forme d’une question (à ce propos, on peut regretter que les organisateurs de la manifestation n’aient pas cru bon de les indiquer même sobrement…) Samedi Saint – où est Dieu ? Samedi Saint, jour de silence et de prière, jour où le Christ descend dans l’obscurité des enfers pour libérer les morts. Où est Dieu ? Pourquoi a-t-il laissé faire cela pour son Fils ? Où est Dieu ? Question des femmes au tombeau cherchant le corps du Crucifié ? Où est Dieu ? Question sans cesse relancée ou désertée par nos contemporains. Et il me plaît que cette question d’homme soit accrochée sous la forme d’une toile sur un pilier de notre cathédrale, dans le lieu de la foi, comme un aiguillon paulinien, un rappel bienheureux de cette part de l’humanité qui cherche et qui doute. Le pilier de nos certitudes ne fait pas l’économie de cette question.

Suit maintenant cette toile de la Résurrection, située au-dessus de la cathèdre, intitulée : Vers Pâques. Constatons cette lumière très blanche loin des dorures baroques de nos liturgies. Le doré, l’orange et le jaune ont cédé le pas à une croix blanche qui immédiatement attire l’œil au centre du tableau. Elle transfigure le tableau, d’une blancheur telle pour paraphraser l’évangéliste Marc qu’aucun foulon sur terre ne peut blanchir de la sorte. N’avons-nous pas d’ailleurs médité une fois encore au cours du Carême, ce récit annonciateur de la Résurrection qu’est la Transfiguration ? La centralité de la croix n’immobilise pas le tableau pour autant, le mouvement des bleus creuse la profondeur et le dynamisme des formes. Vers Pâques, comment ne pas songer que la Résurrection du Christ que nous célébrons aujourd’hui n’est que l’esquisse salvifique et bienfaisante de notre propre résurrection. Ce que nous attendons comme disciples du Christ, c’est le ciel, c’est la Résurrection finale. La toile nous arrime certes à ce que nous fêtons aujourd’hui mais nous en dévoile le sens ultime. « Ce que nous attendons, ce sont les cieux nouveaux.» Vers Pâques, le titre évoque enfin cette conversion de la foi. Si la résurrection du Christ est une certitude, c’est son œuvre de vie en nous qui demande sans cesse notre adhésion et notre foi. Seul l’amour du Christ ressuscité peut définitivement combler nos âmes blessées. En cela, nous sommes toujours en marche vers Pâques.Tel me parait être un chemin possible de lecture de ces œuvres, chemin qui bien sûr n’engage que moi. Au soir de Pâques, une question demeure : nourris de notre foi en la résurrection, qu’allons-nous faire maintenant ?

Il me reste une toile et il en manque une…Il me reste une toile (située sur le pilier sud, à l’entrée de la croisée des transepts) au titre évocateur : Le pardon de Dieu est l’oasis de l’homme. Par la résurrection du Christ, le pardon de Dieu nous est manifesté. Notre condition humaine est restaurée dans sa splendeur originelle. Nous sommes rendus à notre humanité en plénitude, une humanité enfin capable d’entrer dans une relation adulte à Dieu. L’errance humaine du péché prend fin. L’oasis de pardon est cette terre promise offerte à l’homme par pure grâce.L’oasis est le lieu du repos, de la halte après le poids de la chaleur et la marche du jour. Après le désert du Carême, il nous est proposé une pause bienfaisante. Il faudra certes reprendre la route. Mais il y a toujours plusieurs oasis dans un désert. La route continue et sur la toile de Qu Qianmei, les teintes bleutées pascales combattent encore avec les couleurs rouges, ocres, sombres rappelant les luttes antérieures. Néanmoins, nous avons dans notre besace de pèlerins (oserais-je dire de touaregs) cette maxime : le pardon de Dieu est l’oasis de l’homme. La route n’est pas achevée pour les pèlerins, le bleu pascal n’a pas encore envahi totalement la toile. Qui sont les dépositaires du pardon divin ? Qui sont les hôtes, les gardiens de l’oasis si ce n’est l’Eglise du Ressuscité ? La victoire pascale est celle de la réconciliation entre Dieu et l’humanité, que l’Eglise a charge d’annoncer joyeusement. A un monde de requins sans pitié, où l’erreur n’est pas permise et où règne sans partages la tolérance zéro, l’Eglise doit annoncer sans peur la folie de la miséricorde divine. L’Eglise du Ressuscité est une Eglise de pécheurs pardonnés.

Je disais, au risque de surprendre, qu’il manque une toile. Bien sûr, il y en a d’autres, dans le déambulatoire, qui déclinent à l’envi les thèmes que je viens d’évoquer. Loin de moi l’idée d’interpréter à outrance les silences de l’artiste. Mais si le chemin qu’elle nous offre est une Semaine Sainte, je cherche pourtant la toile du Jeudi Saint, jour de l’institution de l’Eucharistie. Et ce n’est pas seulement par souci de cohérence, mais bien parce que le signe absolu de la présence du Christ Ressuscité nous est laissé dans la célébration de l’eucharistie. « Vous ferez cela en mémoire de moi.» Cette mémoire est porteuse d’une promesse pour le temps de l’Eglise. Sous les espèces du pain et du vin consacrés, c’est le Christ ressuscité qui est présent. C’est ce que découvriront au soir de Pâques, dans l’auberge, les pèlerins d’Emmaüs. L’Eglise peut-elle vivre sans cela ? Assurément non, l’Eglise du Ressuscité vit de l’Eucharistie.

Les peintures de Qu Qianmei proposent un chemin de foi, l’emprunte qui veut. Elle centre notre regard sur ce combat onéreux de la rédemption. Elle entrouvre en même temps l’espérance ultime de l’Eglise. Qui sera témoin de cette espérance sinon l’Eglise ? Qui sera porte-parole de cette joyeuse nouvelle sinon l’Eglise du Christ ? Au soir de Pâques, nous ne manquons assurément pas de vivres pour la route. La certitude du pardon de Dieu et la présence de l’Eucharistie nous accompagnent désormais.




Homélie pour les Vêpres du dimanche de Pâques 2008 - Cathédrale de Rouen - P. Jean Baptiste SEBE