Témoignage par Jia Fangzhou

Dès ma première rencontre avec Qu Qianmei, dès ma première visite de son atelier, j’ai été frappé, secoué par la force de sa création. Cela fait si longtemps que je n’ai pas vu d’œuvres si stimulantes. Une femme, et pas particulièrement robuste, comment peut-elle soutenir une telle lourdeur? D’où vient cette force explosive ? Comment peut-elle créer des œuvres d’une telle profondeur, d’une telle épaisseur ? Comment a-t-elle pu émettre une tonalité aussi grave, créer une ambiance aussi riche ? Sur ses toiles, tout comme après une guerre ou une catastrophe, partout la brûlure, la blessure. Une terre désastreuse, sans signes de vie, qui me fait penser irrésistiblement aux « paysages brûlés » de Kieffer : une nature immense, déserte et sombre.Ce sentiment de terre brûlée, imprégnée des traces de l’histoire et de la guerre, trahit une ombre spirituelle jetée sur la génération allemande après la guerre. Tandis que dans les œuvres de Qu, je ressens une blessure intérieure et une souffrance non-dite, et pourtant, il n’y a aucune narration personnelle d’un ton pleurnichard. Au contraire, on y voit une haute conscience tragique et sublime, ainsi qu’un souffle immense de l’épopée.
J’avoue que c’est difficile de lier ces œuvres à la femme-peintre que l’on a devant ses yeux. Pourtant, c’est bien cela : il y a à peine une demie heure, elle était en blouson et travaillait. C’est rare que l’on puisse constater un tel contraste entre un artiste et ses œuvres, dont je ne peux m’empêcher de chercher l’origine. Visiblement, s’il n’y avait pas une « necessité intérieure », s’il n’y avait pas une poussée sentimentale ou spirituelle qui vient du dedans, s’il n’y avait pas de vécus, riches de mille vissicitudes, ces œuvres d’une telle profondeur ne verront jamais les jours. Car, si la peinture abstraite cherche à se différencier du figuratif, c’est justement pour donner une issue directe à une revendication spirituelle.C’est justement un désir fort d’expression spirituelle qui constitue la force originelle de l’artiste et de son explosivité aussi puissante qu’un volcan. Pour cette raison, ces œuvres, malgré une recherche de rigueur formelle, ne tombent aucunement dans le piège des jeux purement formels. Et, bien que l’on puisse y constater une tendance évidente de l’expérimentation avec différents supports, elles ne relèvent aucunement d’un simple badinage avec les matériaux. L’artiste ne perfectionne pas son art sur un plan ontologique. Ses œuvres, non seulement dotées de caractéristiques sentimentales de l’expressionnisme, font preuve aussi d’une force spirituelle et d’une capacité de penser que doit posséder tout art abstrait digne de ce nom. Par rapport à ses œuvres du passé, Qu Qianmei a franchi un seuil. Cela est dû non seulement à ses expériences artistiques à l’étranger, avec notamment une passion pour Tapiès, mais aussi à ses recherches dans le cadre d’un stage dans un atelier à CAFA. Mais ce qui ouvre vraiment la porte de sa création, c’est son voyage au Tibet. Tout comme dit elle-même, «c’est là que j’ai trouvé ma Terre Pure, un lieu où mon coeur peut enfin se reposer » C’est ainsi que s’est déclenchée la série. Cumul de tant d’années. Tant d’années d’aspiration se sont transformées en passion et sueur. Osmose avec la terre rouge du plateau, avec les images dans le rêve, sans fin... » Jusqu’aux années 80 du siècle dernier, la Chine ne réservait pas encore de la place à l’art abstrait, considéré comme un « art décadent de la bourgeoisie ». Même dans les vingt dernières années, l’art abstrait se situait encore en marge, sans une reconnaissance officielle de la part de l’autorité, ni celle du marché. Ce qui est le plus attristant, c’est que le milieu intellectuel et académique considérait aussi qu’il n’avait rien à voir avec la contemporanéïté. Pourtant, beaucoup d’artistes, faisant fi de cela, ont fait preuve d’une vraie conviction. Avec leurs efforts, l’art abstrait est enfin devenu un sujet important. Ceci est lié en grande partie avec des artistes émmigrés de retour au pays, tels Su Xiaobo, Jiang Dahai, Zhang Guolong,Tang Chenghua,etc.. Et l’on se félicite de constater que tout récemment, une autre artiste monte sur la scène de l’art abstrait : Qu Qianmei, après un séjour de plus de 20 ans en France.Les prémières générations d’artistes abstraits ont la plupart du temps mûri à l’étranger, ou bien à Hongkong et Taiwan. On peut citer par exemple Zhu Yuanzi, Chen Yinpi, Zhao Chunxiao, Zeng Youhe et Wei Letang aux Etats-Unis, Zao Wu-ki et Chu Teh-Chun en France, Xiao Qin en Italie, etc. Si l’on compte encore ceux qui sont sortis de Taiwan et de Hongkong, on peut avoir la longue liste d’une vraie « légion étrangère » avec des artistes qui ont écrit - et qui écrivent encore - un chapitre « à part » de l’histoire de l’art moderne chinois. Ces artistes, bien que vivant longtemps à l’étranger et utilisent des instruments occidentaux pour s’exprimer, n’en gardent pas moins un lien de sang avec la tradition chinoise. Aujourd’hui, on assiste à l’avènement d’une nouvelle génération d’artistes abstraits. Je suis convaincu que ces derniers vont faire de nouveaux pas et réécrire l’histoire.